Voici un récit qui illustre les difficultés de diagnostic et de traitement de cette maladie sournoise par Irvin Ashkenazy .
Enfant Judy était d'une robustesse peu commune , plus grande et plus fortement charpentée que sa sœur ainée . A l'âge de douze ans déjà, elle était capable , ses bras serrés autour de ma taille , de soulever de terre mes 115 kilos , au grand effroi de sa mère qui craignait qu'elle ne se fit mal . Naturellement , elle renonça assez vite à ce jeu , et le garçon manqué qu'elle était se métamorphosa au cours des années en une jeune fille gracieuse , grande et belle comme un mannequin .
A dix-huit ans cependant , elle commença à présenter des troubles étranges : sa voix , par moments , s'affaiblissait au point que les derniers mots de ses phrases devenaient inaudibles; puis ses paupières s'alourdirent . Pas plus que ma femme , je ne me doutais alors qu'il s'agissait des symptômes d'une maladie . Et pendant quatre ans personne n'allait s'en doutait .
Dès sa première année à l'université , Judy commença à avoir de la peine à monter leurs escaliers . La deuxième et la troisième année , cette difficulté s'aggrava. Toutefois , les médecins du centre hospitalier ne lui trouvèrent rien d'anormal . <<surmenage et manque de sommeil >> , conclurent-ils . Ce diagnostic nous sembla plausible .
Puis un jour qu'elle était venue nous voir à la maison , elle se plaignait de nouveau :
- Les escaliers me tuent ! Quand je les ai montés et descendus plusieurs fois de suite , j'ai l'impression que je vais m'évanouir .
Sa voix s'affaiblit jusqu'à devenir un murmure :
- Quelques fois j'arrive à peine au bout .
- Parle plus fort , dis-je
- Je parle fort ! répliqua -t-elle en élevant le ton .Tu ne deviendrait pas un peu sourd , par hasard ?
Bien sûr , ces troubles nous inquiétèrent un peu , mais les médecins du centre n'avaient-ils pas affirmé qu'il n'y avait rien de grave ? Nous ne pouvions pas savoir , nous , que sa voix faible , ses paupières tombantes étaient les indices classiques d'une maladie évolutive et non pas , comme nous avions tendance à le penser , une de ces attitudes affectées qu'adoptent volontiers les jeunes pour faire enrager leurs parents . Là-dessus , un événement heureux fit passer cette préoccupation à l'arrière-plan ; alors qu'elle finissait sa troisième année , Judy se maria avec Gene Benny , pasteur méthodiste de l'université .
Lors de la cérémonie , elle n'eut aucune défaillance ; sa démarche fut ferme et son <<oui>> et clair .
A la fin de l'année suivante , elle était dans un état de grossesse trop avancée pour se présenter à un examen . Peu après , elle mettait au mode , de façon tout à fait normale , un petit garçon de 3 kilos , parfaitement constitué , débordant de santé , que l'on appela Jeffrey .
Troubles de la vue .
Deux ans plus tard , un autre signe apparut ; Judy voyait double . Elle alla consulter un ophtalmologiste qui lui fit subir u examen approfondi et découvrit non sans surprise qu'elle avait 10/10 à chaque œil . Il lui prescrivit des verres spéciaux , des lentiprismes .
Les mois passants , son état sembla s'améliorer , seule la diplopie réapparaissait de temps à autre ; la maladie restait latente .Les vacances arrivèrent, et le couple alla s'installer à Lawrence . Gene s'inscrivit à l'université du Kansas pour suivre les cours supérieur de psychologie chimique
Peu après , Judy obtint un poste de chargée de cours de langue anglaise à l'université Baker , à Baldwin City , à 23 kilomètres de Lawrence . Elle y allait cinq jours par semaine et confiait alors son fils à une crèche . Cette activité lui plaisait , mais hélas ! sa vue ne s'améliorait pas . Chaque matin, elle espérait en vain que le dédoublement des images , absent ou insignifiant au réveil , ne s'intensifierait pas au cours de la journée . En outre , elle remarquait que ses paupières tombaient de plus en plus .
C'est au cours de ce premier hiver dans le Kansas que , s'étant un soir attardée à taper des notes à la machine , elle s'aperçut qu'elle confondait les touches ou même les manquait ; pourtant , elle était excellente dactylographe . Elle s'arrêtât et, quand elle voulut retirer sa feuille du rouleau , elle n'en eut pas la force ! Désemparée , épuisée , elle fut soudain glacée d'angoisse : que lui arrivait-il donc ?
Un mal mystérieux .
Un certain temps se passa avant qu'elle se sentît en état de conduire pour rentrer chez elle . Son retour fut un véritable cauchemar . Elle roula ,cramponnée à son volant ,,les yeux rivés sur la route ,affolée , voyant foncer sur elle un flot de voitures qu'elle avait le plus grand mal à éviter .
Enfin , elle arriva chez elle .
- Va chercher Jeff dit-elle à son mari ; moi , je n'ai pas pu .
A ce même moment , ses jambes se dérobèrent et elle s'abattit à plat ventre par terre . Gene la releva doucement et déclara que , dès le lendemain ,elle verrait le médecin .
En fait , elle fut amenée à en voir deux . L'un et l'autre généralistes estimés . Le premier prescrivit de l'extrait thyroïdien , sans résultat . Pendant plusieurs semaines , avec une espèce d'acharnement , elle continua pourtant à aller le consulter . Puis , un jour , elle cessa . A la façon dont il me parlait ,nous écrivit-elle , je me suis rendu compte qu'il me prenait pour une malade imaginaire , et je commençais à penser comme lui .
Le second médecin conclut qu'elle avait de l'hypoglycémie (diminution du taux de glucose dans le sang ) et la mit à un régime spécial . Mais , au bout d'un mois , n'étant nullement soulagée , elle abandonna et traitement et médecin .
Suivirent alors des moments de dépression profonde , presque insupportable . Elle dut renoncer à ses cours . Les besognes les plus simples lui semblaient herculéennes . Elle ne pouvait ni prendre Jeff dans ses bras , ni passer l'aspirateur . Quand elle avait traversé une rue , elle devait s'arrêter devant le trottoir pour soulever , au prix d'un grand effort , un pied , puis l'autre , faute de quoi , elle heurtait la bordure , et il lui fallait attendre qu'un passant l'aidât à se relever . Le pire , nous écrivait-elle , C'est que je ne cesse de me demander ce que pensent les gens . J'avais toujours été si sûre de moi ! Moi qui me déplaçais avec aisance , voilà que j'ai une démarche chancelante de vieille dame.
Comme elle n'arrivait pas à se faire soigner , ni même à trouver une oreille compatissante , elle se laissait aller et commençait à s'apitoyer sur son sort . Chaque fois qu'il le pouvait , Gene l'emmenait dîner en ville pour la distraire . Un soir qu'ils étaient ainsi tous les deux , il lui demanda tout à coup :
- Est-ce que tu m'en veux ? Tu as l'air furieuse ?
- Moi furieuse ? Pas du tout . Pourquoi serais-je furieuse ?
Stupéfaite , elle se regarda dans la glace de son poudrier pour constater qu'effectivement elle avait l'air renfrogné . Mes muscles faciaux , écrivit-elle ensuite , étaient affaissés et me donnaient une expression dont je n'avais nullement conscience . Je ne m'étais pas encore rendu cymopte à quel point j'étais devenu laide . Pauvre Gene ! Lui qui devait déjà supporter mes jérémiades !
Et puis , pour achever de gâcher cette soirée , en mangeant quelque chose se coinça dans son arrière-gorge sans qu'elle arrivât à avaler ,il lui fallut un quart d'heure pour s'en débarrasser .
Des signaux affaiblis .
Le lendemain matin , Gene avait pris sa décision et, sans tenir compte des faibles protestations de sa femme , il téléphona au centre médical de l'université du Kansas , à Kansas City .
- C'est cela que nous aurions dû faire depuis longtemps dit-il .
Après avoir entendu ses explications , on lui indiqua un ophtalmologiste qui acceptait de recevoir aussi la clientèle privée ; il prit rendez-vous sur-le-champ .
Judy se trouva enfin devant un médecin attentif , C'est le premier qui ait réellement écouté ce que je lui disais , nous confia-t-elle dans la lettre qui suivit . Cette fois , le diagnostic fut le bon : Myasthénie .
- Il faut consulter un neurologue le plus rapidement possible , dit le praticien . Je vais vous faire hospitaliser immédiatement .
Au centre médical, le Dr. D.K. Ziegler expliqua que l'affection en question était due à une liaison défectueuse entre les nerfs et les muscles . Le cerveau lance un ordre à un muscle sain par l'intermédiaire d'un nerf en parfait état , mais la plaque myoneurale , leur point de jonction présente une défectuosité : Le signal est affaibli et si d'autres suivent , ils s'atténueront de plus en plus jusqu'à se trouver annulés . Cependant , les symptômes de la myasthénie se confondant avec ceux de nombreuses autres maladies , quantités d'examens sont nécessaires pour aboutir à une certitude .
Le Dr Harry White , autre neurologue , prévint Judy que ces examens dureraient une semaine . L'une des premières épreuves consistait à exécuter des flexions des genoux : à la quatrième , elle s'évanouit . Ensuite on mesura la force de sa main avec un ergographe , appareil comprenant essentiellement une poire en caoutchouc reliée à un stylet dont les déviations ,,enregistrées sur une bande de papier , permettent d'évaluer l'intensité de l'effort .Elle devait presser la poire toute les secondes , mais , très vite , les courbes tracées perdirent de leur amplitude pour devenir un vague gribouillis . Elle subit encore d'autres examens , coupés de périodes de repos pendant lesquelles elle reprenait un peu de force .
Le cinquième jour , on la soumit au test de l'edrophonium . Ce produit , dont l'action est puissante mais éphémère , a la propriété de renforcer considérablement la transmission neuromusculaire ; donc , s'il agit sur l'état du malade , on peut être sûr d'avoir affaire à la myasthénie .C'est ce qui se passa chez Judy . Tout à coup , nous raconta-t-elle , ça a été le miracle . Une sorte d'explosion silencieuse dans ma tête . Je me suis redressée , droite comme un I , mes paupières se sont relevées , comme si un ressort les avait tirées .
La fin de l'incertitude .
On lui fit aussitôt commencer un traitement spécifique . Pendant une année , elle absorba jusqu'à 20 comprimés par jour . Il lui fallait observer à la lettre les prescriptions et ne pas oublier , notamment , le comprimé pris une demi-heure avant le repas qui lui évitait de s'étrangler en mangeant , celui qui devait précéder le moindre de ses efforts , comme de conduire , donner le bain à son fils ou faire ne fût-ce que quelques pas . Certes , le médicament ne faisait qu'atténuer sa faiblesse et ses troubles visuels , mais du moins lui rendait la vie possible .
Cinq ans ont passé depuis que Judy a commencé ce traitement . Elle vit au canada , où Gene pratique la psychologie clinique . Les hivers lui ont été durs , car dans son cas , on est particulièrement sujet aux affections respiratoires .Au mieux , elle arrive à disposer de 50 à 80% de sa force . Cependant , elle a quand même eu de la chance , car son mal a été diagnostiqué , et elle peut nourrir l'espoir de mener un jour une vie à peu près normale .
En avril dernier , elle nous a écrit ceci, qui reflète bien son optimisme : La neige a fondu et un vent tiède a commencé à souffler . Le printemps semble m'apporter une nouvelle énergie . Hier soir , j'ai découvert que je pouvais monter l'escalier toute seule pour aller coucher Jeff . Je fais tout le travail de la maison et je me sens parfaitement bien . J'ai pu réduire ma dose de sept comprimés à deux ou trois par jour . Et, maintenant , je pris le ciel de pouvoir un jour m'en passer . (source : Reader's Digest , janvier 1973 )
Il y a quarante ans , le taux des décès chez les myasthéniques atteignaient jusqu'à 85% dans les cinq années suivant l'apparition des premiers symptômes . Aujourd'hui , les progrès réalisés permettent à la plupart des malades d'espérer une durée de vie normale . Pour le petit nombre de ceux qui ne réagissent pas au traitement , il reste la solution de la thymectomie (ablation du thymus ) qui donne parfois de bons résultats . On pense , en effet ,que cet organe , s'il est trop gros ou atteint d'une tumeur , peut produire une substance qui entrave le transmission myoneurale .