• Le grand bourbier législatif . . .

    Le grand bourbier législatif des prélèvements d’organes

    Le grand bourbier législatif

    Pour accroître le nombre de greffons, le projet de loi Santé prévoit de durcir le régime du consentement présumé, et d'écarter les famille du processus de décision. Est-ce la bonne méthode? Un consentement présumé du défunt sans intervention des familles serait-il vraiment applicable?

    Introduit en droit français par la loi Caillavet du 22 décembre 1976, le principe du consentement présumé du défunt aux prélèvements d’organes a quelque chose de bancal. Bien qu’il soit parfaitement dérogatoire par rapport au droit généralement applicable aux personnes défuntes (puisqu’il fait le pari, en quelque sorte, de leur absence de volonté dont il s’autorise à tirer effet : qui ne dit mot consent), il semble quasiment impossible à remettre en question depuis quarante ans (toutes les tentatives en ce sens ayant échoué). Il est, en outre, essentiellement inapplicable ; et de fait, n’a jamais été appliqué à la lettre. Car son principe est clair : si l’on n’a pas de preuve de l’opposition d’une personne au prélèvement de ses organes post mortem, la loi autorise le prélèvement.

    Mais la réalité humaine commande, dans les faits, un assouplissement de la loi. Peut-on en effet imaginer que l’infirmier-coordinateur des prélèvements d’organes du superbe roman de Maylis de Kerangal «Réparer les vivants» (page 135 de Réparer les vivants, Folio Gallimard, 2014) dise aux parents de Simon Limbres que, leur fils de 18 ans ne s’étant pas inscrit au registre national automatisé des refus, la conversation s’arrête là? Que, peu importe leur sentiment sur l’affaire, le prélèvement aura lieu ? Certainement pas. Le roman illustre bien l’importance du dialogue entre les médecins et la famille pour construire l’acceptabilité de l’insupportable. Et c’est bien parce qu’il est impossible de faire sans (ou contre) les familles que, depuis son introduction dans le droit français, le principe du consentement présumé a toujours été atténué par des dispositions destinées à permettre leur opposition. Certes, les familles ne sont pas censées donner leur volonté mais, disent les textes, elles peuvent témoigner de celle du défunt. Ultime invitation à s’interroger, par-delà leur douleur face à une mort souvent violente, sur le point de savoir si le défunt n’aurait pas accepté ce geste de générosité. Implicitement, les familles conservent le pouvoir de s’opposer au prélèvement des organes (L. 1232-1 Code de la Santé Publique).

    Un nouveau bourbier législatif

    Or le projet de loi Santé qui sera débattu au Sénat en septembre (et la procédure accélérée ayant été déclarée, une seule lecture aura lieu dans chaque chambre ; voir le dossier législatif) s’apprête à aggraver le régime juridique du consentement présumé, et risque d’en faire un nouveau bourbier législatif.

    On le sait, tout à fait dérogatoire, le principe du consentement présumé poursuit un objectif clairement défini : augmenter le nombre de greffons disponibles en maximisant le nombre de cadavres sur lesquels des prélèvements sont envisageables. D’autres évolutions vont dans le même sens, comme le développement des prélèvements sur donneurs dits à «cœur arrêté» ou l’assouplissement de la législation relative au don entre vifs… (sur tous ces points, v. Marie-Xavière Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite de l’usage économique du corps, Thèse, droit, 2014, Université Paris Ouest Nanterre, à paraître LGDJ/Fondation Varenne).

    En mars, lors de l’examen du texte à l’Assemblée Nationale, un amendement déposé par Jean-Louis Touraine (PS), professeur de médecine a été adopté par la commission des affaires sociales et a ajouté un nouvel article (46ter) au projet. Il prévoit la suppression du recueil du témoignage des familles et indique que seule l’inscription de l’intéressé-e au Registre national automatisé des refus (RNR) pourra faire obstacle à la réalisation des prélèvements. Cet amendement s’inscrit clairement dans l’objectif de l’augmentation du nombre de greffons : «Cet article vise la clarification. Trop souvent en effet, les familles se trouvent désemparées, ne sachant que répondre aux équipes soignantes qui leur demandent si le défunt s’était opposé au prélèvement d’organes de son vivant. Cela la conduit bien naturellement à répondre avec prudence, empêchant la plupart du temps le prélèvement. Il convient donc de mieux organiser le traitement de cette question» (Assemblée Nationale, Rapport n°2763, 20 mars 2015, p. 53). La feuille de route est claire : le «désemparement» des familles se juge et se jauge au fait qu’elles refusent les prélèvements (en réalité, non pas «la plupart du temps», mais dans environ 30% des cas de décès permettant qu’un prélèvement soit envisagé); dès lors, «mieux traiter» cette question revient en fait à leur retirer la possibilité d’intervenir.

    L’amendement de Jean-Louis Touraine a, dans un premier temps, suscité un débat parlementaire au cours duquel plusieurs députés ont exprimé leur opposition à cette modification jugée trop violente pour les familles (mais ils n’étaient que 22 votants au moment du vote sur les modifications à apporter à l’article 46 ter tel qu’il ressortait des travaux de la commission… (voir débats parlementaires, 10 avril 2015). Un amendement du gouvernement est ensuite venu l’atténuer en prévoyant que l’inscription au RNR serait un des modes possibles d’expression du refus, mais plus le seul. L’exclusion des familles du processus décisionnel s’en trouve confirmée, même si une obligation d’information est réintroduite : «le médecin informe les proches du défunt, préalablement au prélèvement envisagé, de sa nature et de sa finalité, conformément aux bonnes pratiques arrêtées par le ministre chargé de la Santé sur proposition de l’Agence de biomédecine». En fait, la ministre de la Santé a indiqué son souhait de renvoyer à un décret en Conseil d’Etat la détermination exacte des modalités possibles d’expression du refus.

    Un amendement dans le collimateur du Sénat

    Le Sénat semble déterminé à faire disparaître l’article 46 ter du texte de la loi à l’occasion des débats qui reprendront le lundi 14 septembre (Rapport n°653 présenté par Alain Milon, Commission des affaires sociales, notamment pp. 450sq) et considère, à juste titre, qu’il vaut mieux renvoyer la discussion au réexamen de la loi bioéthique qui devrait avoir lieu en 2018. En effet, la réforme proposée, que ce soit dans sa version Jean-Louis Touraine ou dans sa version Marisol Touraine, a tout d’un futur bourbier.

    Les nouvelles formulations risquent en effet de susciter des situations dramatiques d’opposition entre les familles et le corps médical. Aussitôt après l’adoption de l’amendement de Jean Louis Touraine, l’Agence de la biomédecine a enregistré un bond (de 15-20/jour à 300-600/jour !) du nombre des demandes d’inscription au RNR (Sénat, rapport n°653 de la commission des affaires sociales, Alain Milon et al., 22 juill. 2015, p. 453). Médecins et députés peuvent affirmer, comme ils le clament depuis 1976, que le consentement présumé ne participe aucunement d’un mouvement de «nationalisation des corps», le principe même et son application suscitent une réelle inquiétude du grand public.

    Il paraît en effet crucial de prendre en considération les conditions d’acceptabilité des usages médicaux et sociaux du corps humain. Les récents développements de l’affaire Lambert, sur un autre terrain, l’ont rappelé à l’envi : au-delà du fond, les procédures sont déterminantes qui, devant associer l’ensemble des intéressées, doivent être conçues pour que chacun-e ait le sentiment d’avoir été écouté et pris en compte (v. Pourquoi l’affaire Vincent Lambert n’en finit pas, Libération, 28 juillet 2015 et sur ce blog Affaire Lambert : qui va décider de la fin de vie?). En ce sens, si l’instauration d’une décision médicale collégiale d’arrêt des soins en fin de vie ne passe pas, on serait bien inspiré d’en tirer des leçons en matière de prélèvements d’organes post mortem. Est-il pertinent de supprimer toute référence dans la loi à l’obligation faite aux médecins de «recueillir le témoignage des familles» ?

    Il paraît en outre singulièrement maladroit de faire disparaître les familles des dispositions législatives organisant le prélèvement d’organes post mortem au moment même où la Lettonie vient d’être condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme précisément au motif que sa législation en la matière, qui repose sur le consentement présumé, n’impose pas au médecin de les rechercher et de les contacter avant tout prélèvement afin de s’assurer de leur absence d’opposition au prélèvement (CEDH, 24 juin 2014, Petrova c. Lettonie).

    La chose paraît enfin d’autant plus absurde que l’étude de l’efficacité comparée des différents modèles de législation en matière de prélèvements d’organes (consentement présumé / consentement exprès) démontre assez clairement que le modèle législatif importe peu. Ainsi, si le consentement présumé à la française n’est pas parvenu, malgré son âge et ses réitérations successives, à faire baisser le taux de refus des familles en dessous de 30% environ, il n’en va pas du tout de même en Espagne où le même principe permet un taux de prélèvement bien plus élevé. A l’inverse, on connaît également des systèmes de consentement exprès où le taux de prélèvement demeure limité. Les études d’éthique et de sociologie médicale ont montré depuis longtemps que ce qui fait vraiment la différence, c’est d’une part la formation de l’ensemble des personnels médicaux intervenant dans le processus (depuis le constat et l’annonce du décès jusqu’à la réalisation du prélèvement) et d’autre part la sensibilisation du public (v. notamment, Graciela Nowenstein, The generosity of the dead. A sociology of organ procurement in France,Ashgate, 2010).

    De nombreux éléments invitent à considérer qu’il y a là des leviers d’action essentiels. D’abord, la disparité du taux de refus des familles à l’échelle du territoire : le fait qu’il soit ici (Ile de France) aux alentours de 40% et là (Bretagne) au niveau de 20% va bien dans le sens d’une grande sensibilité de l’acceptation des prélèvements par les familles à la qualité du dialogue avec les équipes médicales, laquelle dépend nécessairement, en amont, de la formation de ces dernières. Ensuite, les sondages qui, depuis des années et dans une remarquable unanimité, indiquent que la population est généralement très favorable au prélèvement post mortem ; mais quelle politique publique de santé a réellement pris appui sur ce terreau favorable pour mettre en place de réelles campagnes d’information et de sensibilisation à la cause des greffes d’organes ? Qui sait que le 22 juin est, depuis quinze ans maintenant, la journée nationale du don d’organes ? N’y a-t-il pas là, pourtant, une condition essentielle d’acceptabilité du consentement présumé ? Formation et Information : gageons que le projet de loi santé serait mieux inspiré de mettre l’accent sur ces deux points que de faire disparaître les familles des dispositions législatives relatives au prélèvement post mortem. (source libération .article de Stéphanie Hennette Vauchez du 27 08 2015 )


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