• Fantasme du receveur ... Par EMILIE

    "Depuis quelques jours, les températures se sont réchauffées. Le Mistral nous offre un ciel dégagé et une impression de printemps. Je profite de cette douceur hivernale pour m’installer en terrasse d’un café et m’exposer au soleil. Mon thé Lapsang Souchong embaume les tables voisines de son parfum fumé. Les sifflements du serveur accompagnent l’orgue de barbarie planté sur la place principale tandis que la voix rauque de la chanteuse surplombe l’ensemble. « Allez venez Milord, vous assoir à ma table. Il fait si froid dehors, ici c’est confortable ». Ce moment convivial ne parvient pourtant pas à me faire oublier mon téléphone portable. Je l’ai sorti du sac pour le mettre dans ma poche. Avec toute cette agitation, je veux être sûre de le sentir vibrer si je reçois un appel. Je tente de me détendre en m’adossant au fauteuil et ferme progressivement les yeux. J’ai toujours apprécié le rouge que provoquent les paupières par transparence. Ainsi installée, mon essoufflement s’apaise. Je m’évade dans mes rêves et laisse libre cours à mes fantasmes.

    . Mesdames messieurs, je réitère ma demande, afin qu’il n’y ait aucun malentendu. J’ai l’honneur et la joie de vous proposer mon corps comme hébergeur. Je recherche des poumons 0+, non-fumeur, de 85 cm de diamètre. Pour les sérologies, nous verrons cela à l’entretien individuel. Sérieuse, volontaire et déterminée, vous ne serez pas déçue. Fière et reconnaissante de ce don, je m’engage à en témoigner dans le futur. Je chérirai l’organe comme le mien et il se créera vite une place. Mon coeur, adouci par l’hypoxie, n’est ni jaloux ni encombrant. Quant à mes globules blancs, ils ont promis de faire un effort. Je les connais bien, ils ne pourront pas s’empêcher de les chatouiller quelquefois. Ils sont assez farceurs, mais n’iront jamais plus loin. J’y veillerai, vous pouvez me faire confiance. Alors, je vous écoute, vous avez la parole ! Merci de vous présenter distinctement pour que je puisse prendre des notes.

    - Bonjour, ce que vous dites m’intéresse. Je ne suis pas sûre d’être une bonne candidate, mais je me lance quand même. J’ai bientôt 38 ans, je suis mariée sans enfant. Je porte toujours sur moi ma carte de donneur d’organes. Mais dans votre cas, un détail me gêne. Vous comprenez, je suis asthmatique. C’est ennuyeux non, pour donner ses poumons ? Cependant, c’est un asthme peu prononcé. J’ai une vie normale, fais du sport et cela ne m’a jamais handicapée. Par contre, je rencontre quelques crises lorsque je dors chez des amis peu avisés. Vous savez comment sont les gens non concernés. Ils veulent bien faire, mais n’ont pas mes méthodes pour lutter contre les acariens. Alors oui, je suis d’accord sur le principe. Mais comment cela fonctionne ensuite si je vous conviens ?

    - Excusez-moi ma petite dame, mais c’est mon tour. Chacun a deux minutes pour convaincre, vous n’avez pas lu le règlement ? Si vous êtes sélectionnée, vous le saurez bien assez tôt, croyez-moi ! Bon, je me dépêche. Morlan Le Guen, je viens de Crozon, près de Brest. J’y ai passé presque toute ma vie. Puis j’ai été muté sur Marseille, il y a trois ans. Ah ça, je peux vous dire que mes habitudes ont changé ! Mais revenons à l’essentiel. Je respire de l’iode quotidiennement et c’est loin d’être un détail. Je ne suis jamais malade. Même l’hiver, aucune bronchite au compteur. C’est très efficace l’air

    marin ! Qu’en pensez-vous ? Je vous propose un bel avantage, dépêchez-vous, il n’y en aura pas pour tout le monde !

    - Bonjour mademoiselle… Je veux bien t'offrir mes poumons, c’est d’accord. Enfin, j'hésite... Ma décision est surement hâtive. Avant ce soir, je n’avais jamais songé à ma propre mort. Savoir si je donne ou pas mes organes encore moins… C’est une sacrée question ! C’est la première fois que je me la pose. En voyant l’audace des autres candidats, je me sentais la fougue de te dire « oui ». Puis, là, en face de toi, je me rends compte que je n’y ai pas assez réfléchi. Je change d’avis. Désolée, vraiment, je ne suis pas prête. Tout cela m’effraie complètement !

    - Euh… Moi, par contre, je suis prêt si la demoiselle est d’accord. Vous semblez pleine de vie malgré cette épreuve, alors que moi, je n’en peux plus. On m’a diagnostiqué une addiction au travail. Depuis que mon rival a été promu injustement à ma place, j’ai tout plaqué ! Ma femme et mes amis me conseillent de persévérer, que cette ascension interne finira par arriver. Mais sincèrement, je n’ai plus la foi. J’ai bien essayé de me relever, j’ai consulté un psychiatre et pris des antidépresseurs. « Vous avez besoin d’une thérapie », affirmait-il. Mon cul ! Je n’y ai jamais cru à toute cette mascarade. Ce n’est pas un petit comprimé qui va me rendre mon poste ! Alors, dites-moi, selon vous, qu’elle est la meilleure façon de se suicider pour sauver ses organes ?

    - Jeune homme, je vous en prie ! N’avez-vous pas honte ? N’ennuyez pas cette jeune fille avec vos histoires ! Vous voyez bien qu’elle a d’autres soucis. Pensez-vous qu'il est sain pour elle de savoir que ses poumons résultent d’un suicide ? Allez, un peu de sérieux ! Vous ne le ferrez pas. Je compte sur vous ! Vous allez vous relever, n'est-ce pas ? On ne met pas fin à ses jours pour un travail ! De mon temps, il nous faisait vivre, pas mourir ! Vous seriez mon petit-fils, je vous mettrai un coup de pied dans le derrière pour vous replacer les idées. Quant à toi, ma jolie, je te donne tout. Je ne suis pas aussi fraiche que toi, mais il reste encore du potentiel sous la carrosserie ! Ressusciter ma jeunesse et pouvoir refleurir me fait déjà frétiller... Oh, que cela me fait de la peine de te voir comme ça. Viens là que je t’embrasse ! Pardon pour ces larmes, mais tu m’émeus tellement du haut de tes vingt ans. Je ne veux pas pourrir sous terre, tu m’entends ? Les asticots, ce n’est pas mon truc ! Autant que mes organes servent, alors prends tout : les yeux, le coeur, les poumons, le foie, les reins, les os et même la peau ! Au JT de vingt heures, l’autre soir, ils disaient qu’à Paris on greffait des bras ! Te rends-tu compte ? Des bras !

    - Quel beau geste madame ! Merci, vraiment. J’arrive sur mes cinquante ans, et j’ai perdu ma femme d’une leucémie il y a maintenant six ans. Depuis, je n’ai jamais lâché le combat. Je milite pour le don de soi et y participe activement. J’offre régulièrement mon sang, mes plaquettes et suis inscrit sur le registre de donneur volontaire de moelle osseuse. Je suis du groupe sanguin 0, rhésus négatif. Être donneur universel est un signe du destin vous ne croyez pas ? Je suis né pour donner, j’en suis persuadé. Alors, je continuerai mon action jusqu’à ma mort. Vous pouvez vous en assurer.

    Un nuage passe et la rougeur de mes paupières s’assombrit en même temps que ma scène. Je reprends mes esprits avec sourire et m’étonne moi-même de mon imagination. Un peu de sérieux. Soyons attentifs et reconcentrons-nous. De mon siège, je m’intéresse cette fois à mon environnement. Je cherche le candidat idéal à travers les passants. Le regard mitraillette, cachée derrière mes lunettes de soleil englobantes, je dévisage les jeunes filles dans la rue. Elles me narguent avec leurs poumons roses. Leurs côtes sont invisibles dans leurs décolletés. Leurs fesses pulpeuses et rebondies sont là pour me rappeler que je m’assois sur mes os. Et leurs seins galbés me rendent nostalgique. Je leur en veux terriblement de jouir de ces banalités.

    Une demoiselle passe et m’émerveille. Elle arrive à courir en chaussure à talon. Bel exploit ! C’est intéressant. Cela la classe dans la catégorie des bonnes candidates. Malheureusement, après un examen plus approfondi, ses poumons sont trop grands à vue d’oeil. Sa voisine, qui promène un nourrisson en écharpe, conviendrait bien. Mais je laisse cette maman tranquille, mon coeur n'est pas si aride. Quelques minutes plus tard, un jeune homme entre en scène. Plutôt petit et rachitique, ce type de gabarit pourrait faire l’affaire. Je le qualifierai de charmant. C’est le genre d’homme qui a réussi professionnellement. Il porte une veste de costume sur chemise blanche, un jean décontracté, mais pas négligé, et ne quitte pas son BlackBerry des mains. Je le regarde avec envie. Il pourrait croire que je le drague. Mais ce n’est pas son joli minois qui m’intéresse. Heureusement, il ne sait pas pourquoi je salive. Je prends plaisir à observer ses mouvements et imagine la conversation téléphonique qu’il est en train d’avoir. Même à distance, je perçois ses respirations. Les traits de son visage témoignent d’une contrariété. Visiblement, son interlocuteur le presse. Le jeune homme prend la direction du centre-ville et remonte activement la rue de la République. Enivrée, je me cale sur son essoufflement de retardataire. Le bruit que provoquent les pas de ses foulées résonne en moi et me fait déjà rêver. J’aurai presque envie de le rattraper et de lui demander son groupe sanguin. « Monsieur, attendez ! Avez-vous eu la varicelle étant petit ? » Comme un claquement de doigts, ma bulle éclate. Au loin, je le vois sortir de sa veste un paquet de cigarettes et un briquet, puis savourer sa première bouffée. Un nuage blanc s’envole, mon espoir retombe. Je ne peux m’empêcher de ressentir un dégoût effroyable. Il était si parfait.

    Sans trop de conviction, mes regards se tournent vers les autres passants. Il y a bien ce jeune adolescent sans casque sur un scooter débridé. Mais comment être sûre que les organes ne seront pas abimés ? Si je n’ai pas un coup de foudre imminent, cela ne collera pas, je me connais. Rapidement, une demoiselle attire mon attention et me console. Je pense que ses poumons seraient parfaitement à ma taille. Elle est svelte, avec des jambes toniques. Elle doit faire du sport, je l’imagine bien danseuse classique. Peut-être fait-elle aussi du tennis ? Je la trouve resplendissante et en pleine santé. Pommettes roses, lèvres pétillantes et yeux illuminés, elle parait heureuse et épanouie. Les boucles de ses cheveux châtains rebondissent dans son dos. Elle est dans l’air du temps avec son manteau mi long en laine bouillie vert granny et son écharpe au motif dominant fuchsia. Ses lunettes rectangulaires aux contours marqués témoignent certainement de son intelligence. Je l’imagine dans la voix artistique. Peintre ou musicienne ? Dans sa gestuelle, elle est douce et délicate. Violoniste lui irait bien. Mieux : violoncelliste. Elle interrompt sa course pour acheter des fleurs juste en face. Son hésitation s’arrête sur un bouquet rond à réservoir d’eau, contenant des renoncules roses. Quel choix merveilleux ! Nous sommes vraiment faites pour nous entendre.

    J’aime croire à la possibilité d’une cohabitation, et qui sait, cela sera peut-être elle."


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